Etam, Kiabi, Eram : trois stratégies pour réinventer la mode responsable
Face à l’urgence environnementale et à la pression réglementaire, Etam, Kiabi et Eram accélèrent leur transition vers un modèle plus soutenable. Réduction des émissions, éco-conception, traçabilité, seconde main, location, industrialisation du reconditionné… Zoom sur trois façons d’agir pour une mode plus responsable.

Alors que l’industrie textile fait face à des critiques croissantes, un durcissement réglementaire et à l’urgence climatique, plusieurs enseignes françaises veulent démontrer qu’un autre modèle est possible. Eram, Kiabi et Etam, trois groupes familiaux aux profils différents, font le choix d’une transformation progressive mais résolue. Objectif ? Rendre leur modèle économiquement viable sans renoncer à l’accessibilité qui les caractérise, en intégrant des critères sociaux et environnementaux à l’ensemble des niveaux de la chaîne de valeur. Des choix que Laurent Milchior, gérant du Groupe Etam ; Laurence Pailloux, secrétaire générale du Groupe Eram et Patrick Stassi, directeur général de Kiabi ont expliqué leurs stratégies à l’occasion de la matinée de l’Alliance du Commerce, organisée le jeudi 3 juillet à Paris.
Eram mise sur un modèle global et durable
Fondé en 1927, le groupe Eram s’est construit sur un socle industriel qui continue de marquer son identité. Avec neuf marques dans son portefeuille parmi lesquelles Bocage, Gémo, TBS ou encore Mellow Yellow (mais aussi Montlimart, Sessile, Dresco, Parade) avec plus de 5 000 collaborateurs et 788 points de vente, le groupe familial opère à la fois dans les segments de la chaussure et du prêt-à-porter. Dans cette transition écologique, cette diversité constitue un défi structurant, mais aussi une opportunité pour expérimenter différents leviers d’action.
Dès 2018, Eram a structuré son engagement autour du programme « Change for Good », initialement orienté RSE. En 2020, ce programme est devenu le projet d’entreprise global du groupe, avec l’ambition de ne plus opposer performance économique et responsabilité environnementale. « Ce que nous cherchons à démontrer, c’est qu’une mode accessible peut aussi être responsable », insiste Laurence Pailloux, secrétaire générale du groupe. Une affirmation d’autant plus forte que le groupe se positionne historiquement sur des prix accessibles et des volumes importants. Concrètement, 27 % du chiffre d’affaires est aujourd’hui considéré comme durable, selon trois critères principaux : l’éco-conception des produits, les économies d’énergie réalisées, et l’impact carbone mesuré à l’échelle des trois scopes. La transformation ne s’arrête pas à l’offre : elle se prolonge dans le modèle industriel, les relations fournisseurs, la formation des équipes et les outils de traçabilité. « Nous avons toujours entretenu des relations de long terme avec nos fournisseurs. Aujourd’hui, nous travaillons avec eux sur des démarches d’amélioration continue, en les formant à nos nouvelles exigences, notamment sur les matières premières », précise Laurence Pailloux.
Kiabi déploie une stratégie ESG structurelle

Chez Kiabi, le virage environnemental est assumé comme un enjeu stratégique de long terme. Présente dans 33 pays, l’enseigne du groupe AFM (Association familiale Mulliez) revendique une vision à 10 ans baptisée « Cap 35 », qui inscrit pleinement les enjeux ESG au cœur de son modèle. « Pour nous, il n’y a pas d’avenir pour une marque dont l’activité ne serait pas durable. Nos actionnaires, nos collaborateurs et nos clients ne l’accepteraient plus », affirme Patrick Stassi, directeur général. Cette stratégie repose sur quatre piliers : l’économique, le social, l’environnemental et la gouvernance. Elle irrigue l’ensemble de l’entreprise, depuis la conception produit jusqu’aux critères d’évaluation des équipes. « La performance ESG est désormais intégrée à la rémunération variable, et la valeur de l’entreprise est également calculée selon ces indicateurs », précise le dirigeant.
Sur le volet environnemental, Kiabi avance de manière rigoureuse. Depuis trois ans, l’enseigne a mis en place un système de mesure multi-critères, incluant les émissions carbone, la consommation d’eau et l’impact sur la biodiversité. « Ce travail scientifique est essentiel. Il nous permet d’objectiver nos choix et de sortir d’une approche purement déclarative », insiste Patrick Stassi. Cette logique se traduit également par un travail en profondeur sur le sourcing et les matières premières, principaux contributeurs aux émissions sur le scope 3. L’enseigne collabore avec 150 usines partenaires, avec lesquelles elle a tissé des relations sur le long terme. « Dans ces usines, souvent localisées dans des pays très ensoleillés, les équipements en énergie solaire, le traitement des eaux et le recyclage des déchets sont déjà très avancés. Ce sont des sites ultramodernes, bien loin de l’image datée que nous pouvons en avoir depuis l’Europe. »
Etam : pilotage fin, résultats concrets

Le groupe Etam (Etam, Undiz, Maison 123, Ysé et Livy) affiche de son côté des résultats déjà tangibles. « Nous avons réduit nos émissions de CO₂ de 40 % sur les scopes 1, 2 et 3 entre 2019 et 2024 », annonce Laurent Milchior, gérant du groupe. Une performance qui dépasse l’objectif fixé par l’accord de Paris (COP21), prévu entre 2010 et 2050, précise-t-il. « Nous prouvons que le textile peut tenir la trajectoire climatique, à condition de s’en donner les moyens. » Lancé en 2019, le programme interne « We Care » structure l’ensemble des initiatives du groupe. Aujourd’hui, 70 % de l’offre est éco-conçue, avec au minimum 50 % de matières recyclées ou biologiques. Le groupe, qui opère 1 400 magasins dans 57 pays, travaille avec 210 fournisseurs et s’appuie sur des outils digitaux pour renforcer la traçabilité. Chaque produit est doté d’un QR code, permettant d’accéder à des informations précises sur son origine, y compris une vidéo de l’usine de fabrication.
Etam ne se limite pas à l’éco-conception. Le groupe a ouvert en 2022 une usine en Tunisie, à Monastir, avec un objectif clair : réduire les délais de production pour mieux coller à la demande et limiter la surproduction. « Un soutien-gorge peut désormais être développé et livré en six semaines, contre neuf mois auparavant. Cela nous permet de produire plus juste, d’éviter les stocks inutiles, et donc d’améliorer notre empreinte environnementale. » Tout en faisant face à la concurrence des plateformes asiatiques.
Re-Fashion, levier de structuration de la filière
Si les groupes avancent à leur rythme sur les sujets de transformation l’éco-organisme Re-Fashion, agréé par les pouvoirs publics depuis 2008 a pour objectif d’accompagner les acteurs de la mode, en finançant et structurant la gestion des déchets textiles, chaussures et linge de maison. « Notre mission est à la fois opérationnelle et incitative. Nous finançons la filière, nous aidons à la mise en conformité, et nous soutenons les démarches de circularité », expose Maud Hardy, directrice générale. Le dispositif repose sur un modèle contributif : 0,04 € en moyenne par pièce mise sur le marché, versée par plus de 14 000 adhérents. Ce financement permet de soutenir les acteurs de la collecte, du tri, du réemploi, mais aussi d’alimenter des dispositifs d’écomodulation, destinés à récompenser les démarches d’éco-conception. « En 2024, 200 millions de pièces ont été bonifiées, sur 3,5 milliards mises sur le marché. Dans certains cas, les primes reversées sont même supérieures aux contributions versées », précise Maud Hardy.
L’éco-organisme alerte néanmoins sur les tensions actuelles de la filière, en particulier sur l’aval. Faute de débouchés, certains points de collecte : Croix-Rouge, Emmaüs, structures locales ne parviennent plus à écouler les dons. La baisse des exportations de seconde main, concurrencées par des vêtements neufs à très bas coût dans les pays importateurs, accentue le déséquilibre. Re-Fashion a obtenu la réouverture du cahier des charges 2023-2028, afin de redéfinir les priorités de financement. Objectif : créer des unités industrielles de reconditionnement, capables de massifier, trier à la pièce, étiqueter, et garantir la traçabilité nécessaire au développement d’une seconde main structurée.
Entre pragmatisme économique et nécessité d’adaptation
La plupart des groupes engagés dans une démarche responsable expérimentent de nouveaux modèles de distribution ou d’usage. Reconditionnement, location, revente : les logiques économiques restent souvent complexes, mais les tests se multiplient, avec des degrés d’industrialisation variables. Chez Etam, la seconde main a été lancée via Maison 123. Sur 25 000 pièces collectées, 18 000 ont été revendues, soit plus de 5 % du chiffre d’affaires e-commerce de l’enseigne. Un niveau significatif, permis par un positionnement premium et une clientèle sensible aux enjeux de durabilité. « Ce n’est pas un modèle généralisable à l’ensemble du groupe, notamment sur la lingerie, où la revente reste un frein culturel et logistique », reconnaît Laurent Milchior.
Le groupe Eram, via Bocage, a lancé dès 2016 une offre de location de chaussures, aujourd’hui rentable. Le service repose sur un atelier interne de reconditionnement et d’hygiénisation en Maine-et-Loire, qui permet d’allonger la durée de vie des produits et d’assurer une expérience client irréprochable. « Nous avons mis plusieurs années à construire la rentabilité. Il a fallu former les équipes, lever les freins liés à l’hygiène, adapter la logistique. Mais aujourd’hui, c’est pleinement intégré à l’ADN de Bocage », note Laurence Pailloux. Le groupe teste également la seconde main sur d’autres marques, en explorant des filières matière par bassin de sourcing, avec une logique de mutualisation pour rester compétitif sur les prix.
Kiabi mène une stratégie plus large d’industrialisation de la seconde main. Le rachat de la start-up Beebs, challenger de Vinted, marque un tournant. « Nos vendeurs deviennent aussi des acheteurs. C’est une évolution de posture, mais aussi de modèle économique. Nous n’avons pas encore trouvé la rentabilité, mais nous ne voulons pas rater ce virage. » Le groupe reconnaît que le modèle n’est pas encore plus rentable que la première main, mais estime que l’enjeu est ailleurs. « La première main a mis cinquante ans à être optimisée. La seconde main est en structuration. C’est un investissement d’avenir. » La location, la réparation et les services complémentaires sont également en phase d’expérimentation.
Une régulation attendue mais aux conséquences incertaines
La proposition de loi anti-ultra fast fashion, discutée au Parlement au printemps, suscite des réactions contrastées dans la profession. Si le principe d’un encadrement renforcé des modèles ultra-rapides est largement partagé, les modalités proposées inquiètent les acteurs historiques. Notamment l’introduction d’un indice de réparabilité, potentiellement assorti d’un malus tarifaire, et fondé uniquement sur le prix et la réparabilité du produit. Pour Etam, le risque est clair. « Une culotte en coton organique, vendue à 9 €, serait classée à réparabilité zéro, car non réparable par nature. Cela entraînerait un malus de 5 €, soit plus de 50 % de son prix. Appliqué à 10 millions de pièces, cela représenterait 50 millions d’euros de pénalité sur un chiffre d’affaires de 200 millions. C’est économiquement invivable », alerte Laurent Milchior. Kiabi a conduit un test de terrain en 2023, en équipant 400 familles pour observer la réparabilité réelle des vêtements. Résultat : un tee-shirt usé, taché ou déformé ne peut être réparé, quel que soit son prix initial. « Cette loi confond valeur et prix. Un polo à 12 € issu de la même usine qu’un Ralph Lauren à 80 € serait pénalisé, uniquement parce qu’il est accessible. C’est une distorsion de concurrence grave pour nos modèles », déplore Patrick Stassi.
Les enseignes appellent à une régulation fondée sur des critères plus fins : éco-conception, traçabilité, durabilité réelle, performance carbone. « Nous sommes prêts à être évalués, mais pas à être sacrifiés sur des bases techniques erronées », résume l’un des dirigeants.